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La vie affective de la personne âgée

Introduction

Comme lannonce le titre : « La vie affective de la personne âgée » , nous allons parler daffectivité. Et nous en parlerons particulièrement au sujet dune période de la vie où justement laffectivité prime sur leffectivité. Cest bien, en effet, de cela dont il sagit, de la période de la vie où leffectivité a singulièrement baissé, lâge où lon a perdu la capacité de faire, ou de faire seul, lâge des pertes, quil sagisse de la perte dautonomie, de la perte des parents, des frères, des surs, dêtres chers, de la perte de la mémoire, ou de la perte prochaine de la vie... Nous nous intéresserons à la spécificité de la vie affective de la personne âgée essentiellement dans cette mesure; en effet, la psychologie nest pas différente avec lâge; il est très important de noter cela car cest bien avec sa structure psychologique propre que chaque personne aborde les difficultés spécifiques au grand âge. Cette spécificité de la vie psychique de la personne âgée, je vais essayer de vous en parler à propos des pertes, comme je viens de vous le dire. De plus, mais sans aborder la psychopathologie du sujet âgé, je vous en parlerai aussi à propos de pathologies spécifiques comme les démences ou comme les décompensations détats pathologiques antérieurs - non pas que les décompensations soient lapanage de la vieillesse, ni que les démences soient forcément séniles mais parce que ce sont des pathologies fréquemment rencontrées dans le grand âge, du fait de la perte dun certain nombre de moyens physiques qui maintenaient jusque là léquilibre ou du fait de dégénérescences nerveuses plus fréquentes avec lâge.

Rappels et précisions dordre général 

Tout au long de cet écrit, nous ferons référence, explicitement ou implicitement, à la théorie psychanalytique comme base dexplication du fonctionnement psychique, ou plus précisément comme représentation formalisée de la manière dont fonctionne l'appareil psychique. Il ma donc semblé bon den rappeler très rapidement et très succinctement quelques points.

Nous expliciterons donc rapidement ce que sont: 

Je donnerai, là, quelques précisions dordre général qui constituent un survol très rapide, simplement destiné à donner des points de repères.

La fonction de lappareil psychique

Pour Freud, lappareil psychique a pour fonction principale de transformer une énergie psychique liée qui constitue le substrat quantitatif de la pulsion sexuelle. Lappareil psychique permet, schématiquement, une adaptation du fonctionnement mental aux impératifs pulsionnels dune part et à la réalité externe, telle que perçue par cet appareil psychique, dautre part. Il permet donc à lénergie psychique de sécouler en suivant les impératifs pulsionnels internes et en fonction des impératifs de la réalité externe. L'appareil psychique est un système en constante évolution qui se construit en relation, en interaction avec la réalité externe. Cette relation entre la réalité externe et les impératifs pulsionnels internes est souvent conflictuelle et c'est ce caractère conflictuel qui impulse les transformations.

La libido

Le travail d'élaboration de lappareil psychique vise à permettre lécoulement le plus harmonieux possible de cette énergie psychique pour laquelle Freud a retenu le terme de libido. La libido étant, pour Freud, il faut le rappeler, « la manifestation dynamique dans la vie psychique de la pulsion sexuelle[ ...] » . Ce travail délaboration effectué par lappareil psychique vise donc à lécoulement harmonieux de la libido, et ce malgré les obstacles rencontrés. Ces obstacles peuvent être constitués: - soit par dautres motions pulsionnelles (décrites successivement par Freud comme pulsions d'auto-conservation ou pulsion de mort) - soit par la résistance du milieu externe.

Le choix dobjet par étayage

Ce travail délaboration qui est effectué par lappareil psychique sétaye sur la sensibilité corporelle et sur son évolution. Il existe une relation étroite entre la pulsion sexuelle et certaines grandes fonctions corporelles. « La fonction corporelle fournit à la sexualité sa source ou zone érogène; elle lui indique d'emblée un objet, [et ce premier objet sera] le sein; elle procure enfin un plaisir qui n'est pas réductible à l'assouvissement pur et simple de la faim, une sorte de prime de plaisir » . Progressivement, et au cours de lévolution de lindividu, dautres fonctions corporelles sont tour à tour investies par la libido. A chaque niveau, l'appareil psychique définit un mode de gestion spécifique de la libido pour ce niveau. Tout le rapport au monde devient spécifique de ce niveau dévolution et cest cela que lon appelle les stades.

Les stades 

Dans le premier stade, le stade oral, la libido sétaye sur la sensibilité particulièrement développée de la bouche et des lèvres. La rencontre entre la pulsion sexuelle et le milieu passe par cette zone. L'activité alimentaire en est l'instrument, elle détermine la forme de cette rencontre (l'incorporation) et elle donne un premier objet à la pulsion (le sein). Un type de rapport au monde caractéristique de ce stade se met ainsi en place. Il faut noter que celui-ci pourra éventuellement être retrouvé chez ladulte; lélection de nouvelles zones corporelles ne rend, en effet, jamais complètement caduques les zones précédemment investies; de plus, du fait dun désinvestissement dune position, il peut y avoir régression à une position antérieure. Au stade oral succéderont le stade sadique anal puis le stade phallique qui, à travers lacmé du complexe de castration, ouvrira les portes à la crise dipienne. Celle-ci permettra la mise en place de la forme adulte de lappareil psychique. La satisfaction de la libido nest, alors, plus directe, mais passe par lobjet externe. Elle nest plus totale, elle prend une forme déterminée par la réalité de cet objet. On dit que lénergie libidinale est liée. La période de latence, qui suit, ne change pas cette organisation. Lors de ladolescence, cette organisation pourra, alors, être remise en cause par lénergie pulsionnelle libérée.

Les deux topiques 

Pour rendre compte du fonctionnement psychique, Freud a élaboré successivement deux topiques, deux représentations spatiales de lappareil psychique. Je les rappelle pour mémoire. La première comprend trois systèmes: LInconscient (Ics), le Préconscient (Pcs) et le Conscient (Cs). La seconde est composée de trois instances: Le ça, le Moi et le Surmoi. Dans la première topique, Freud a distingué l'inconscient, le préconscient et le conscient. Mais, ayant dû constater que les mécanismes de défense, dont je vous dirait un mot juste après, fonctionnaient de manière inconsciente, il a élaboré la deuxième topique: le Ça, le Moi, le Surmoi. Le caractère conscient ou inconscient d'un phénomène psychique n'est plus alors lié à son instance dorigine mais à sa fonction dans ladaptation de la personne à la réalité. Le Ça représente la partie indifférenciée de l'appareil psychique qui continue à produire les représentants psychiques de notre fonctionnement organique. Le Moi est le lieu d'intégration des pulsions, des injonctions du Surmoi et des contingences de la réalité. Censures et mécanismes de défenses constituent les « barrières » entre les différents systèmes et régissent les interactions entre les instances psychiques.

Système de défense 

Quentendons-nous par mode défensif, système de défense. Souvenez-vous, comme nous lavons esquissé tout à lheure, que lorganisme produit une énergie pulsionnelle (principalement la libido) et sensorielle que l'appareil psychique apprend progressivement à gérer. Cette gestion consiste pour le psychisme à faire le lien et le tampon entre cette énergie pulsionnelle et la réalité. Lappareil psychique peut, alors, soit sadapter pour permettre une circulation souple de l'énergie pulsionnelle avec accommodation à la réalité, soit mettre en place des défenses afin de bloquer ou détourner les charges pulsionnelles qui pourraient déborder les capacités de gestion actuelle de lappareil psychique. Ce sont les mécanismes de défense; ils sélaborent progressivement au cours de lévolution du sujet pour devenir moins coûteux en énergie, pour une meilleure efficacité. On distingue essentiellement les mécanismes primaires - déni, identification projective etc. et les mécanismes secondaires - dont le principal est le refoulement, pourvoyeur de l'inconscient. Schématiquement, le mécanisme du déni permet au moi dignorer la réalité qui entre en conflit avec la pulsion; lidentification projective déplace sur autrui le conflit psychique interne, le sujet attribuant à autrui ses propres affects qui lui appartiennent mais quil ne peut reconnaître comme siens. Laspect structural des mécanismes de défenses correspond à la structuration du psychisme en trois instances, le Ça, le Moi, le Surmoi. Le nourrisson utilisent les mécanismes primaires, tout à fait normalement durant la phase schizo-paranoïde décrite par Mélanie Klein, avant daborder la position dépressive. Durant la phase schizo-paranoïde, on peut dire que schématiquement le psychisme fonctionne de manière clivée, il y a le bon sein et le mauvais sein. De plus, le mauvais sein est vécu comme persécuteur par un appareil psychique qui se perçoit lui-même comme à lorigine de cette persécution. Cest laccès à la position dépressive qui va permettre au psychisme dunifier sa représentation du bon et du mauvais. De cette unification, de cette prise de conscience que le bon sein est aussi le mauvais sein, découle la dépression.

Le fonctionnement psychique, dans le cas dun sujet âgé. 

Nous avons à faire à un sujet adulte dont la structuration de lappareil psychique est achevée. Les remaniements demeurent possibles, bien sûr, mais dans le cadre dune structure établie dont il faut tenir compte lorsque lon aborde la personne, particulièrement dans le cadre dun soin.

La perte 

Comme je lai déjà annoncé rapidement tout à lheure, la réaction aux pertes successives et répétées annonciatrices pour la personne âgée de la perte de la vie est un élément très important de la vie affective de la personne âgée. La vie de la personne âgée va donc être remplie de nombreux deuils. Le deuil est en effet régulièrement la réaction à la perte dune personne aimée ou dune abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. Le deuil se caractérise par une dépression douloureuse, la perte dintérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité daimer.

le travail du deuil:

Lobjet aimé nexiste plus comme la montré lépreuve de réalité; celle-ci exige que soit retirée la libido des liens qui la retiennent à cet objet. Il sen suit une rébellion compréhensible qui peut conduire à se détourner pour un temps de la réalité; et cela peut aller jusquà confiner au délire. Normalement, le respect de la réalité va lemporter mais cela ne peut se faire aussitôt. Il y faut du temps et de lénergie dinvestissement; pendant ce temps, lexistence de lobjet perdu se poursuit psychiquement. Le désinvestissement doit se faire sur chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était lié à lobjet. La dépression est un passage normal du travail du deuil. Cela paraît être une lapalissade mais il est bon de garder cette évidence à lesprit dans la rencontre dun sujet déprimé. Cela évite en effet de se laisser aller à réassurer lautre par le déni à travers des phrases du genre: « ne vous déprimez pas comme ça... » La dépression est en effet un passage nécessaire dans le travail du deuil. Lors de ces différentes pertes, les capacités dadaptation du sujet sont fortement mises à contribution et la perte est dautant plus difficile à élaborer quand le sujet se sent lui-même responsable de celle-ci, il sen veut alors lui-même (voir en cela la grande difficulté que représente labandon volontaire dun logement par une personne âgée rentrant en résidence ou en maison de retraite). Il sagit, pour le Moi de la personne âgée, de trouver sa réponse propre à un double impératif. Il est conduit à devoir accepter la perte, à faire le deuil de ses objets damour, mais aussi de la vie et donc de lui-même, tout en ne cessant de rechercher des compensations à cette perte. En effet, le Moi ne peut quéchanger un plaisir pour un autre. (Je pense que vous avez pu le percevoir quand je vous ai parlé, tout à lheure, du choix dobjet). Cette crise que constitue la situation de perte, et à terme de perte ultime, mobilise, chez le sujet, les défenses précédemment mises en uvre dans dautres situations de perte antérieures. Le paradigme, lexemple premier en quelque sorte, en a été constitué lors de la phase schizo-paranoïde et lors de lélaboration de la position dépressive du nourrisson quil a été. Le présent ravive les situations antérieures restées en dépôt dans lappareil psychique sans avoir été élaborées et lappareil psychique emploie les mécanismes de défenses alors utilisés. Les angoisses de mourir peuvent ainsi, par exemple, raviver des défenses primaires - que lon qualifiera de schizo-paranoïdes en référence à Mélanie Klein - le sujet exprimant, alors, des angoisses de persécution plutôt que de perte. Et, dans les situations où ce travail de deuil se montrera inaccessible au Moi du sujet, le déni sera la seule possibilité pour échapper à la rencontre de la perte. Le Moi ne faisant que continuer sur le même mode défensif quauparavant. 

La démence 

Comme je lai déjà dit, je nentrerai pas ici dans les détails; mon propos est de vous donner quelques flashs afin de vous aider à questionner vos rencontres avec les personnes âgées. Vous serez peut-être amenés à rencontrer des personnes démentes, il est donc bon dy faire allusion. Dautant plus que nous nous intéressons ici à la vie affective de la personne âgée. Dans la démence, leffectivité de lappareil psychique lui-même est atteinte; laffectivité, toujours présente, se retrouve sans support. On peut dire, en faisant bref, quen quelque sorte, dans la démence, le corps a conservé son enveloppe alors que lappareil psychique a perdu la sienne. Les pensées continuent dexister alors que lappareil à les penser est défaillant; les pensées ne disposent plus de contenant. Il apparaît donc très important que les personnes démentes puissent être psychiquement entourées comme lest le nourrisson par sa mère. Il existe, comme le dit Gérard Le Gouès, « une psychopathologie propre à la démence [qui] infiltre le fonctionnement psychique de la personnalité antérieure ou plutôt de ce quil en reste. » Cela nécessite dans le travail avec les déments de sans cesse démêler ce qui reste de cette personnalité antérieure et ce qui provient de la démence elle-même et qui a envahi, plus ou moins la personnalité de lindividu. La pensée close sur elle-même peut être un substitutif, une prothèse à linsuffisance de lenveloppe. Il va donc falloir accepter daccompagner le dément, souvent sans le comprendre, pour que, se sentant suffisamment entouré, il puisse éventuellement abandonner un instant cette pensée close sur elle-même et qui lui sert de protection, pour que son affectivité transparaisse. On peut dire, également, que la démence est ce qui du sujet se donne le plus à voir. Cette pensée close sur elle-même et qui prend la place, pour ainsi dire de lenveloppe psychique défaillante est ce quautrui perçoit du dément. A lintérieur de cette pseudo-enveloppe demeure ce qui reste de la personnalité antérieure, souvent morcelée elle-même par la démence et les déliaisons quelle opère dans le psychisme. Dans la rencontre des personnes démentes, laffectivité prime toujours sur toutes les autres formes de la relation. Cest un fait important qui ne doit jamais masquer que nous nous devons de maintenir, nous-mêmes, la distance avec lautre qui nen est souvent pas lui même capable. Le caractère souvent très cru du langage, quand il demeure, chez la personne atteinte de démence, doit nous faire penser que cest par absence ou défaillance denveloppe psychique que la personne atteinte de démence se comporte ainsi.

Les décompensations détats pathologiques antérieurs 

Un certain nombre de personnes âgées, lors de pertes importantes peuvent comme nous disons décompenser. Ces décompensations détats pathologiques antérieurs consistent en une rupture dun équilibre, mis en place par lappareil psychique sur un mode pathologique, entre les pulsions internes du sujet et les composantes de son environnement. Telle personne pourra donc se retrouver psychiquement malade sans que pour autant sa structure psychique nait été modifiée. On peut dire que jusqualors la difficulté psychique était compensée par telle ou telle caractéristique de lenvironnement du sujet, ou tel ou tel comportement du sujet devenu impossible. Des personnes qui jusque là fonctionnaient dune certaine manière et qui nen ont plus les moyens, qui nen ont plus lénergie, sont alors contraintes de trouver un autre équilibre sous peine de sombrer psychiquement.

Le travail du vieillir

Au fur et à mesure de la diminution de lefficience du sujet, laffectivité prend une place différente, elle ne peut plus sétayer sur ce corps qui ne remplit plus son office et qui apporte, souvent, plus de souffrances quil ne procure de plaisirs. Nous pouvons alors assister à un étayage sur une image de la personne « hors temps » , sur une image qui serait « de toujours » et dont les «souvenirs denfance» constituent le support. La personne âgée se voit, par exemple, enfant, sauter sur les genoux de son père ou bien elle entend sa mère lui conter une histoire au moment du coucher, comme si elle y était. Ces souvenirs semblent immuables. Grâce à leur caractère immuable, ces souvenirs denfance, ces tendres souvenirs sont comme les témoins dune toute puissance infantile de cet enfant vainqueur des détresses du nourrisson, dans une illusion fusionnelle avec la mère. Ces souvenirs, témoin de cette toute-puissance, défient le temps et sont là présents comme au premier jour. Le déni de la réalité peut alors lemporter. Il empêche alors lélaboration de la perte et confine le sujet dans cette remémoration stérile qui pourra confiner au délire si, dans la perception du moi, elle prend la place de la réalité. Mais ces souvenirs peuvent aussi constituer des réminiscences permettant une reprise des identifications au père ou à la mère, actuellement morts. Le refoulé peut être réélaboré. Le sujet peut, alors, se replacer dans cette chaîne temporelle. Cela lui apporte sûrement de la tristesse, mais aussi la possibilité dune nouvelle organisation psychique. La libido peut alors se détacher des objets investis.

Cette réorganisation psychique a pu être nommée «dipe du troisième âge » et cest bien une crise aussi forte que le premier dipe; les désinvestissements des objets damour nen sont pas plus aisés. Bien sûr, il ny a pas, dans le cas du vieillard, dinterdit sur les objets damour mais plutôt une non réponse de lentourage, éventuellement un agacement. En effet, limmense besoin de la personne âgée de recevoir des réassurances fait quelle est souvent perçue par lentourage comme exigeante et égoïste.

La personne âgée en relation 

Les personnes âgées sont souvent perçues par lentourage comme exigeantes et égoïstes. Elles sont aussi souvent perçues comme allant en sappauvrissant au fur et à mesure quelles vieillissent. Les personnes qui sen occupent sont alors tentées dessayer de leur apporter, de lextérieur, des enrichissements, souvent culturels au sens large, afin de palier à ce quelles perçoivent comme la solitude des personnes âgées, solitude qui peut être tout à fait réelle. Cette impression dappauvrissement nest pourtant pas constante et un certain nombre de personnes âgées paraissent au contraire très riches et capables de beaucoup apporter à ceux qui les côtoient. Il me semble donc important dessayer de comprendre ce qui différencie ces deux manières opposées dêtre âgées. Même sans quil y ait de détériorations organiques, ces différences se retrouvent chez des personnes ayant pourtant également traversé de grandes difficultés et ou de nombreuses pertes, deuils. Ce qui fait la différence semble donc bien provenir de dispositions internes différentes, en particulier de cette capacité de la personne à faire des deuils. En dautres termes, certaines personnes semblent avoir acquis une capacité à garder en elle-même sur un plan psychique, symbolique, ce à quoi il leur a fallu renoncer sur un plan concret. Elles peuvent alors continuer à entretenir des relations avec autrui, car cest bien la richesse de la vie intérieure qui permet de continuer à avoir une vie extérieure, une vie relationnelle riche. Lorsque le sujet ne parvient pas à faire les deuils auxquels il est confronté, les pertes réelles peuvent entraîner un appauvrissement psychique; la dépression envahit le moi; le sentiment davoir perdu les objets damour, de ne plus avoir se transforme en sentiment de ne plus être. Les personnes âgées que ce sentiment de nêtre plus rien a envahies, peuvent aussi, comme en retour, laisser sappauvrir leur vie extérieure, à limage de leur vie interne, le sentiment de nêtre plus rien samplifiant alors inexorablement. Nous rencontrons, ainsi, des personnes qui se plaignent de ne plus avoir de relations mais qui sont devenues dans limpossibilité de les entretenir, à cause de ce sentiment de vide intérieur.

La personne âgée nest pas différente des autres personnes adultes, elle entre en relation avec les autres dune manière tout à fait similaire à toute personne adulte. La relation entre deux sujets sétablit au niveau de ce que nous appellerons, à la suite de D.W.Winnicott, le lieu de « lexpérience culturelle » . Il sagit dune partie de la personnalité, dune partie du Moi que Winnicott décrit comme une aire transitionnelle. Cest à dire quil sagit dun espace de la personnalité qui est à la fois, intermédiaire entre celle-ci et lextérieur, et contigu de celle-ci. Cet espace potentiel est un espace de jeu entre lindividu et son environnement dont l'usage est déterminé par les premières expériences du bébé (entre les extensions du moi et le non-moi). Cest un espace potentiel car il nexiste que dans la mesure où il est activé, pour ainsi dire, par la relation. Cest un espace de jeu, dans le sens de ludique, de jeu spontané, cest à dire un espace dont les caractéristiques sont sans cesse remodelées par lexpérience de la rencontre avec autrui. Cette aire de jeu sest constituée dans la toute petite enfance lorsque la mère a offert de bonnes conditions au bébé, cest à dire un passage d'une « pleine adaptation» à « un échec gradué d'adaptation» (autrement dit le passage queffectue toute mère « suffisamment bonne» entre une réponse quasi instantanée aux appels du bébé et une réponse différée qui fait attendre le bébé). Cet espace transitionnel, cette aire de jeu du psychisme se met en place grâce à lexpérience de labsence de la mère (sans que celle-ci natteigne lexpérience de la totale solitude et donc de la folie), le bébé fait ainsi lexpérience dune séparation qui est une forme dunion. La constitution de cet espace transitionnel ouvre la voie à « la capacité dêtre seul » , comme la dénommée D.W. Winnicott. Cest lépaisseur, si lon peut sexprimer ainsi, de cette aire transitionnelle qui permet à lindividu de nourrir « laire de la réalité psychique intérieure » à partir du « monde existant dans lequel vit lindividu, monde qui peut être objectivement perçu ».

Dans le grand âge, cette « capacité dêtre seul » est mise à rude épreuve. La solitude devant la vie, solitude qui implique que je suis seul à pouvoir faire ce que jai à faire est alors incontournable. La solitude devant la mort a pu être tenue à lécart la vie durant, le sujet la repoussant dans un avenir lointain. Pour le sujet âgé, ce mécanisme de défense nest plus possible et langoisse peut être très forte. Cest sa «capacité dêtre seul», cest à dire son sentiment didentité qui permet au sujet de dépasser cette angoisse. Dans le grand âge, ce sentiment didentité sétaye également sur la constatation du fait que chaque personne na quune vie mais que cest la sienne. Cette constatation, cette acceptation passe par le deuil des autres vies possibles que le sujet peut avoir fantasmées. La capacité dêtre seul nécessite ce que nous appelons la présence de « bons objets internes » . Autrement dit, elle dépend de la capacité de la personne à tolérer la frustration, ou comme nous disons, de sa capacité à ne plus considérer lobjet aimé absent comme un mauvais objet interne présent (mauvais parce quabsent dans la réalité), mais comme une idée dobjet manquant. La capacité de saimer soi-même, comme un objet total (en référence à M. Klein, lamour et la haine), dont on apprécie certains aspects, alors que simultanément on en déteste dautres, constitue une bienveillance de base qui permet daccepter ses insuffisances, ses maladies...(D. Quinodoz, 1991) Certaines personnes nont pas pour elles-mêmes cette bienveillance de base et il leur sera nécessaire de la trouver auprès des soignants, ou auprès du psychothérapeute.

La relation soignante à la personne âgée 

Des personnes âgées, fortement affectées par des disparitions dêtres chers, par des pertes diverses et répétées (emploi, considération sociale, environnement) tirent profit dune stimulation de cette sphère intermédiaire entre rêve et réalité de lexpérience culturelle. La relation soignante tient une place importante dans cette stimulation afin que les personnes âgées gardent une vie affective riche. Il faut absolument retenir le caractère transitionnel de cette « aire de lexpérience culturelle » , car cest lui qui conditionne lentrée en relation avec autrui. Respecter cette caractéristique de transitionnalité est particulièrement important. Autrement dit et pratiquement, dans le cadre de la relation soignante, pour que soit respecté ce caractère intermédiaire, transitionnel, il faut, à la fois apporter un environnement stable et qui procure des enrichissement et permettre à chaque individu de créer véritablement sa place dans cet environnement et dapporter ses propres richesses. Nous devons en effet garder présent à lesprit ce qui se passe pour le bébé qui peut progressivement créer une image de sa mère absente parce quil peut compter sur sa présence.

Dans cette optique de permettre aux personnes âgées de garder une vie affective riche, je vais donc essayer, maintenant, desquisser les grandes lignes dune prise en soins des personnes âgées en institution. En premier lieu, il importe, je pense, pour chaque soignant de clarifier son propre idéal de soins, afin de pouvoir abandonner lidée toute puissante de vouloir guérir tous les patients. Cette idée simmisce, en effet, plus souvent quon ne le croit généralement, dans le psychisme de tout soignant entrant en relation avec des personnes âgées. Et ceci sexplique par le fait que la personne âgée projette alors sur le soignant son déni de la réalité dont nous avons parlé tout à lheure; alors que de son côté, le soignant peut trouver dans lillusion de toute puissance un système de défenses contre sa propre dépression devant la perspective de la mort des patients, mort pourtant naturelle et normale mais toujours difficile à supporter. Il est nécessaire, aussi, aux soignants daccepter comme soins des actions qui sont plus une incitation des personnes quune action à proprement parler. Accompagnement, confort, soutien, prise en compte de la dimension psychologique des maux devront pouvoir faire partie des soins dans lidéal du soignant, encore plus auprès de personnes âgées quauprès dautres patients. La dimension déquipe soignante sera primordiale, tant la demande du vieillard peut être particulièrement forte et tant elle peut sexprimer de façon agressive, désagréable, voire psychiquement violente. Cette équipe soignante devra, en tant quéquipe également, sinterroger sur son idéal de soins et mettre en place des temps de régulation, de relève qui donne à chacun un espace de parole.

Les équipes soignantes constatent en effet quelles sont souvent prises dans des fonctionnements induits par la spécificité des patients âgés. Les plus répandus de ces fonctionnements sont :

En conclusion, Madame G. 

Pour conclure ce tour dhorizon de la vie affective de la personne âgée et de la relation de lentourage à cette dernière, je souhaite vous parler dune patiente de 80 ans environ que jai suivie en psychothérapie. Jappellerai cette femme Madame G. Elle mest adressée, au départ, par léquipe médicale, parce que, très fatiguée, elle est très déprimée et sans ressort psychique. Elle semble se laisse glisser; elle inquiète beaucoup le personnel soignant, leur apparaissant comme un peu délirante. Il est difficile de lui prodiguer des soins, tant il semble aux soignants que tous leurs gestes sont ressentis par Mme G. comme des agressions. En dehors des moments subdélirants, cette femme apparaît aux soignants comme intelligente et distinguée. La tendance commune des soignants du service est de penser que ses troubles mnésiques et psychiques pourraient sexpliquer par un problème somatique cérébral. La rencontre régulière de cette dame, parallèlement à des investigations somatiques, montrera que ses troubles psychiques soriginent dans le déni de son état et non dans une quelconque dégénérescence cérébrale. Ce déni étant projeté par cette femme sur léquipe soignante, cette dernière a été prise dans un déni, à son tour, le déni de lorigine psychologique des troubles de cette dame. Dés la première rencontre, Mme G. mapparaît très angoissée, très dyspnéique, elle projette fortement son angoisse sur moi. Elle est très consciente de son angoisse et exprime quelle a bien besoin du psychologue. Elle pense, en effet, que je pourrai lui apporter une compréhension intellectuelle de ses troubles. Elle aimerait en effet savoir si elle ne devient pas folle; elle a en effet le sentiment de perdre la mémoire et a peur que ce soit le début de la folie. Il me semble rapidement que cette femme a un système de défense avec des composantes plutôt rigides, que nous appelons obsessionnelles. La perte de ses repères, en particulier avec lhospitalisation, a mis à mal ces éléments rigides de son système de défense, ouvrant ainsi la porte à langoisse. Elle réagit en mettant en place des défenses primaires, doù son sentiment de persécution qui lui fait repousser les soignants qui soccupent delle. Lécoute de cette femme va lui permettre de nommer ses angoisses. Elle va pouvoir dire combien elle ressent le manque de ses affaires auprès delle et combien elle se sent être une plaie pour les soignants. Elle va pouvoir dire, ainsi, progressivement combien lui manquent ses « objets damour ». Elle va exprimer combien elle ne se sent pas capable dêtre aimée, ni par les autres, pour qui elle dit être une plaie, ni par elle-même tant elle se reproche dêtre comme elle est. Elle va passer par une période, lorsque le transfert sera engagé, où elle mannonce, à chaque séance, que cest la fin; elle sévoque elle-même comme faisant partie des mourants. Elle demande à être rassurée sur sa normalité. Elle demande à être rassurée, également par rapport à ce quelle pense. Progressivement, elle va accepter ses pensées et se remémorer la mort de sa mère puis celle de son père. Elle pourra ainsi parler de son impossibilité à être auprès de sa mère quand celle-ci est décédée. Elle pourra aussi dire, après lavoir gardé secret au fond delle-même et après sêtre interdit dy penser pendant de très longues années, que son père sétait suicidé quand elle avait 33 ans, époque où elle a divorcé, choisissant la liberté. Ses souvenirs quelle accepte de se remémorer vont dabord lui apporter beaucoup de souffrance et elle va rester quelque temps sur le fil entre la réalité et le délire entre le deuil à faire et le déni. Elle sollicite de ma part cette bienveillance de base dont je vous ai parlé précédemment; elle parle de létayage dont elle a besoin. Elle se reconstruit sur les nouvelles bases qui sont les siennes, un corps atteint dun cancer, une vie dhospitalisée en long séjour, un monde presque réduit à sa chambre et pourtant assez formidablement ouvert sur lextérieur, maintenant quelle a accepté de sintéresser de nouveau à ses objets internes. Elle exprime son désir de laisser une bonne image delle à ceux qui lont connues, lorsquelle sen ira de ce monde, comme cette hospitalisée du service qui est décédée est à laquelle on, et elle, pense avec plaisir.

© Jacques Borgy


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